Parfum d'antan
J’arpentai la prairie une nouvelle fois mais cette fois, mes yeux étaient attirés par les hautes herbes qui grouillaient de vie. Il m’avait semblé apercevoir à plusieurs reprises des reflets irisés qui n’étaient pas sans rappeler les ailes diaphanes et délicates des fées du désert qu’il m’avait été donné de rencontrer plus d’un mois auparavant. Peut-être allais-je débusquer quelques unes de leurs congénères.
Tout en déambulant sous un soleil encore chaud pour la saison, je pus exhumer plusieurs vestiges du village, les libérant de leur prison végétale. Des vases antiques furent rejoints par quelques ustensiles tordus par le temps, quelques crânes d’animaux variés, une poignée de pièces, de vieux morceaux de cuir qui s’effritèrent lorsque je tirai dessus, et tant d’autres trésors épargnés par le passage des ans. Ça et là, je trouvai même quelques tablettes de pierre qui semblaient avoir été gravée mais dont le motif était à présent presque entièrement effacé. Plus encore que les arbres et leurs cordes rituelles, cela piqua ma curiosité au vif et je me retrouvai à farfouiller les hautes herbes, à la recherche du moindre indice.
Je perdis toute notion du temps, absorbée que j’étais par ma quête. Ce n’est que lorsque je me rendis compte que la nuit tombait que je me relevai, hagarde et bredouille. J’allai ramasser mon carnet que j’avais abandonné sur un rocher affleurant et m’en allai rejoindre Varech qui paissait toujours l’herbe bien grasse des berges du lac. Mon ventre se mit à gargouiller furieusement alors que j’allumai mon feu de camp. Ma petite démonstration de force ainsi que ma métamorphose de ce matin avaient consommé une bonne partie de mon énergie et sans vraie nourriture pour l’alimenter, celle-ci peinait à se renouveler. J’avais besoin d’un repas plus consistant et plus satisfaisant que mes pauvres lanières de viande séchée qui faisaient mon ordinaire depuis bien trop longtemps.
Ça tombait bien, la surface miroitante du lac cachait une véritable source de protéines fraîches et frétillantes. Je m’avançai vers les eaux, tout en me léchant les lèvres par anticipation. Je ne pris même pas la peine de me transformer, me contentant de rassembler un filet d’algues en me servant de ma magie. Puis je «tirai» en me servant de celle-ci pour maintenir les algues entremêlées, ramenant à moi les poissons qui se trouvaient sur le chemin. Je humai l’air, m’emplissant les poumons de l’odeur saumâtre et poissonneuse de ma prise. Lorsque les poissons furent piégés tout autour de mes chevilles, je n’eus plus qu’à me baisser pour les attraper d’un geste vif.
Affamée, j’engloutis les trois premiers sans même les croquer. Je sentis leur étincelle de vie flamber puis s’éteindre, absorbée par mon essence. Les suivants, je les savourai plus longuement, les avalant en quelques bouchées voraces. Enfin, ma Faim se calma. Je sentis le besoin qui me tordait les entrailles comme un feu brûlant s’éteindre et se réduire à l’état d’une braise. Je savais que cela serait temporaire, comme à chaque fois, mais ce moment de paix intérieure, de félicité face à l’assouvissement de ce besoin primaire me comblait d’aise. Comme lorsque l’on rentre chez soi, à l’abri, après des mois passés à vadrouiller. Depuis que j’avais décidé de partir à l’aventure au milieu des Humains, ces moments s’étaient faits de plus en plus rares.
D’une pensée, je laissai les algues encore prises dans ma magie retourner à leur configuration d’origine. Les poissons rescapés s’enfuirent dans de grands remous et je restai quelques instants à observer la surface du lac redevenir lisse, bercée par le léger clapotis de l’eau sur les rives. Je fus tirée de mes réflexions par une traction au bout de mon bras. Baissant les yeux vers ma main droite, je me rendis compte que j’avais attrapé une grosse truite qui s’asphyxiait, agitée de soubresauts. Je mis fin à sa vie rapidement puis sortis de l’eau pour la vider et la préparer près de mon feu. Je la mis à griller au dessus des flammes, le délicat fumet me mettant l’eau à la bouche malgré la razzia que je venais de faire. J’étais dans un état second, détachée de tout, ma conscience encore prisonnière des dernières brumes accompagnant les manifestations de la Faim dévorante qui m’animait.
J’en parle souvent comme s’il s’agissait d’une entité à part entière parce que c’est l’impression que j’ai toujours eu. Je n’ai jamais réussi à l’apprivoiser. Oh bien sûr, je peux la contrôler, dans une certaine mesure, mais elle reste toujours là, insatiable, à l’affût de la moindre occasion. C’est une part de moi-même avec laquelle je n’ai jamais réussi à concilier. Comme s’il me manquait quelque chose pour que nous nous comprenions. Comme si j’étais incomplète. Mais peut-être est-ce dû à ma nature même. Cette Faim qui m’anime m’apparaît comme un océan sans fond. Un abîme de noirceur dans lequel il me fait peur de regarder car mon instinct le plus primaire me dit de fuir. Je m’attends toujours à voir un regard me fixer en retour. Que se passerait-il si cela arrivait ? Me perdrais-je dans les ténèbres que j’abritais ?
En frissonnant à cette idée, j’interrompis ma macabre introspection. Je savais que nous autres kelpies n’étions pas des êtres sociables à la base. Nos ... appétits sont bien trop importants pour que nous tolérions la présence d’autres prédateurs sur notre territoire. Enfant déjà, je m’étais vite aperçu que mes parents étaient anormaux selon les critères de notre espèce. Nous étions considérés comme des parias parce que nous vivions tous ensemble depuis des années sans que ni mon père ni ma mère ne se sente obligés de s’entre-tuer. Aussi, lorsque du jour au lendemain mes parents disparurent, je fus livrée à moi-même, sans personne pour m’aider ou m’accompagner, jeune kelpie que j’étais. Enfin, je n’étais pas vraiment seule, il y avait mon frère. Mais lui aussi disparu sans préavis quelques temps plus tard. Et malgré mes efforts pour les retrouver, je n’entendis plus jamais parler d’eux.
Ce n’est que des dizaines d’années plus tard que je retrouvai mon frère, prisonnier de la malédiction propre à notre espèce, réduit à n’être plus que l’ombre de lui-même, à peine conscient de sa condition. C’est complètement par hasard d’ailleurs que je suis tombée sur lui, alors que je cherchais à faire l’acquisition d’une monture pour me joindre aux aventures de mon amie encromancienne. Je m’étais rendu dans une petite bourgade paysanne réputée pour ses élevages de chevaux et dans laquelle se tenait la foire annuelle. Je l’avais repéré de loin, tout son désespoir exsudant par vagues alors qu’il se tenait entravé parmi des dizaines d’équidés. Nos regards s’étaient croisés brièvement et j’avais alors perçu dans le sien l’ombre de son ancienne personnalité, luttant pour ne pas se laisser étouffer par la malédiction.
Dire que j’explosai de rage serait bien en deçà de la réalité. De la bourgade, il ne reste à ce jour plus qu’un immense charnier partiellement enseveli dans un marécage putride. Je n’avais épargné ni homme, ni femme, ni enfant, fauchant toute vie humaine. Je me souviens encore de cet état second dans lequel je m’étais trouvée, emplie de haine et incapable de la moindre pensée cohérente. La rage brûlante qui m’avait alors emplit faisait écho à la brûlure glaciale sur ma poitrine, à l’emplacement où le sceau de l’enchanteresse, celui qui aurait dû me permettre de contrôler ma nature sauvage et profonde, se trouvait.
Lorsqu’enfin, le calme était revenu dans la bourgade, il ne restait plus une âme qui vive dans les alentours. Les bêtes s’étaient enfuies face à la furie du monstre de noirceur et de rage que j’étais devenu, me laissant seule et tremblante de fureur contenue. La voix de l’enchanteresse n’avait cessé de résonner dans ma tête, telle une litanie calme et impérieuse, m’exhortant à la raison. J’avais baissé alors les yeux vers ma poitrine, m’apercevant que j’étais retournée à ma forme humaine. Le sceau sur ma poitrine pulsait régulièrement, me brûlant alors qu’il m’envoyait des ondes froides, presque glaciales, pour tenter de m’apaiser. La pierre en son centre s’était fissurée, incapable de contenir mon essence. J’étais restée de longues minutes à haleter dans la fraîcheur automnale, debout au centre de la bourgade qui était à présent entièrement en ruines, les bâtiments s’enfonçant peu à peu dans le sol marécageux qui s’étendait maintenant tout autour de moi. Des centaines de corps m’entouraient, certains flottant à la surface de cuvettes d’eau boueuse, d’autres affleurant de monticules de boue et de multiples débris.
J’avais sursauté en entendant un quadrupède patauger maladroitement au milieu des ruines pour me rejoindre. J’avais regardé mon frère avancer vers moi, la tristesse m’étreignant le cœur dans son étau impitoyable. Durant de longues années, j’avais cru toute ma famille morte. Et en voyant l’état de mon frère, j’en venais à souhaiter qu’il eut été tué. La mort aurait été un sort bien plus clément. Condamné à servir pour l’éternité, sa conscience muselée au plus profond de son être, incapable d’émerger et de communiquer, simple spectateur dans un vaisseau de chair immortelle. Sa Faim inassouvie le rendant peu à peu fou. Telle était la sentence de la malédiction qui tenait mon frère sous son joug.
Je fus tirée de mes souvenirs par le fumet piquant du poisson en train de brûler au dessus des flammes de mon feu de camp. Avec empressement, je le décrochai puis le laissai refroidir avant de savourer la chair grasse de la truite à petites bouchées. Je jetai un coup d’œil à Varech, qui me semblait de plus en plus étiolé, de plus en plus bestial, depuis quelques temps. J’avais réussi à maintenir les restes de son essence en place en le nourrissant de la mienne régulièrement, allongeant ainsi son sursis. Mais cette solution n’était que provisoire et je commençais à me demander si elle suffirait le temps que je puisse le libérer...
Avec un soupir las, je repoussai les restes de mon repas et m’allongeai sur le dos, le regard perdu dans le firmament nous surplombant. J’espérais de tout mon être que la druidesse vers laquelle nous faisions route pourrait nous aider. Sinon il ne me resterait qu’une ultime solution pour rendre sa liberté à mon frère : le tuer. C’est sur cette pensée fort peu réjouissante que le sommeil vint me cueillir.