Le roi des prairies

Je m’éveillai doucement quand les premières lueurs du jour vinrent caresser ma peau. Le ciel, dans un camaïeu de rouges, semblaient s’embraser pour venir chasser l’obscurité de la nuit. Tout autour de moi, je sentais la nature s’éveiller à son rythme, les stridulations des insectes reprenant timidement leur cours lorsque les rayons du soleil levant venaient les tirer de leur torpeur nocturne. Une multitude d’oiseaux se faisait entendre tout autour de moi sans que je ne puisse les apercevoir.

Je m’étirai, les muscles perclus de courbatures liées à mon éclat de la veille. Varech broutait non loin de moi, boitillant avec raideur d’une touffe d’herbe à l’autre. Avec un pincement au cœur, je songeai au retard engendré par sa blessure. Espérons que ce contretemps ne lui serait pas fatal... J’inspectai sa blessure, presque cicatrisée et à peine chaude au toucher avant de m’éloigner de notre campement, mon carnet à la main. Quitte à être bloqués dans cette vallée, autant en profitant pour faire un peu d’observation de terrain !

Comme la veille j’avais aperçu quelques coins à papillons, je m’y rendis en premier, bien déterminée à en dessiner quelques uns. L’un de ces repères se trouvait près d’un talus d’où émergeaient les restes d’une ruine. À mon approche, ce fut la débandade parmi les insectes logeant dans les hautes herbes : des myriades de sauterelles, criquets et autres grillons s’enfuirent à grands bonds.

Bientôt, je pus apercevoir les premières ailes multicolores, battant avec paresse dans la légère brise matinale. Je m’approchai, le crayon à la main, m’accroupissant au milieu des fleurs des champs sur le déclin. C’est alors que je compris ma méprise. Il ne s’agissait nullement de papillons mais de minuscules dragons qui leur ressemblaient à s’y méprendre ! Certains s’envolèrent en me voyant arriver mais les plus gros spécimens se contentèrent de me jeter un regard torve avant de retourner à leur sieste. J’étais complètement émerveillée face à ma trouvaille. J’avais déjà entendu parler de ces bêtes mais la plupart des récits m’avaient laissé entendre que si elles avaient existé, elles étaient éteintes à l’heure actuelle. Je suis même tombée sur quelques ouvrages traitant du sujet comme s’il s’agissait de légendes. Alors en observant ces minuscules dragons, je ne pus m’empêcher de ressentir une profonde satisfaction. Certes mes «chasses» aux créatures n’étaient pas aussi satisfaisantes qu’une véritables chasse mais le plaisir ressentit lorsque je parvenais à débusquer une de mes «proies» s’y apparentait énormément.

Fiévreusement, je me mis à griffonner quelques esquisses dans mon carnet auxquelles je joins de multiples notes tirées de mes observations et des réminiscences de mes recherches. Après quelques heures passées à soigneusement reproduire les moindres détails des dragons, les plus téméraires d’entre eux finirent par céder à la curiosité et à venir se poser sur mes mains, observant le manège de mes outils avec intérêt. Il me semblait qu’ils appréciaient être au centre de l’attention car je crus les voir se rengorger face à certains de mes dessins les représentant. L’un d’eux, un spécimen assez imposant et ressemblant à un papillon monarque, se posa devant moi, prenant la pose avec fierté. Avec un sourire, je me mis à le peindre, profitant de la vanité du minuscule dragon pour immortaliser sa beauté.

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Lorsque j’eus finis, l’après midi touchait à sa fin. Je mis un dernier coup de pinceau avant de montrer l’illustration au dragon qui n’avait toujours pas bougé, hormis pour rouler des yeux curieux dans ma direction pour tenter d’apercevoir mon ouvrage. Le papigon s’approcha d’un battement d’ailes, se posant sur ma main tendue. Tout en admirant ma peinture, son corps se mit à vibrer de contentement. Apparemment, mon illustration était validée, pensai-je avec un sourire amusé. Satisfait, le dragon finit par s’envoler au bout de quelques minutes de fascination.

Je refermai mon carnet et rassemblai mon matériel avant de repartir vers Varech qui dormait dans le lac, de l’eau jusqu’aux paturons. Ne voulant pas le réveiller, je rangeai doucement mes outils avant de m’éloigner à nouveau, en direction des ruines du village cette fois-ci. Je n’avais pas abandonné l’idée de trouver une relique un peu moins dégradée que mes trouvailles de la veille. Je me dirigeai vers la ruine que j’avais identifiée comme étant une sorte de salle des fêtes et me mis à genoux pour fouiller le sol, écartant les hautes herbes, entassant les débris et creusant la terre. Je finis par dénicher des fragments d’une poterie dont la peinture écaillée laissait entrevoir le motif régulier.

 
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Une heure plus tard, j’avais exhumé une grosse partie de l’objet et m’affairais à le reconstituer, tel un puzzle géant, pour lui redonner sa configuration d’origine et me permettre d’étudier la fresque peinte sur son pourtour. Cet exercice, bien que me plaisant, eut raison de ma patience et je finis par utiliser un soupçon de ma magie pour assembler les pièces, à l’aide d’un mélange de glaise et d’eau. Lorsque tous les morceaux furent assemblés, le vase -car il s’agissait d’un vase antique- était presque entier. D’une pensée, j’insufflai une dernière touche de magie à mon ouvrage, scellant définitivement mes joints improvisés. Puis je pus enfin admirer mon ouvrage, soulevant la relique pour la faire tourner devant moi.

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Le soleil couchant parait le vase d’ocres et de vermeils du plus bel effet avec les gravures et peintures sombres qui l’ornait. Une grande fresque faisait le tour du vase sur la partie la plus bombée, encadrée par deux plus petits bandeaux parcourus de motifs abstraits réguliers. La scène peinte sur la partie centrale représentait une joyeuse farandole de créatures au corps d’hommes et aux jambes de chèvres. D’impressionnantes cornes jaillissaient de leurs têtes chevelues, encadrant joliment leurs visages aux traits nobles. Toutes les créatures jouaient d’un instrument et semblaient danser, les mouvements gracieux de leurs entrechats figés par le pinceau d’un artiste talentueux.

J’étais impressionnée par la qualité des détails apportés à chaque faune sautillant, comme s’ils n’attendaient qu’une occasion pour jaillir de la poterie pour continuer leur folle farandole à travers le temps et l’espace. Symboles de fertilité et de paix, j’imaginais sans mal que les étranges lieux de culte que j’avais trouvés servaient à les honorer lorsque le village était encore vivant. Ah, que n’aurais-je donné pour savoir à quoi ressemblait la vallée en ces temps-là, lorsque les anciens dieux parcouraient le monde aux côtés des mortels, accordant leurs bénédictions -ou leurs malédictions- aux plus méritants. Quel spectacle cela devait être ! La vallée aurait-elle été encore plus somptueuse sous la protection des faunes ? Que de musiques, de rires et de vie il avait dû résonner entre les parois rocheuses de la montagne !

Néanmoins, je me demandais pourquoi le village avait dépéri. Les habitants avaient-ils offensé les faunes, s’attirant leurs foudres ? Ou bien les faunes s’étaient-ils lassés et étaient partis ? La présence des basiliques dans le défilé menant à la vallée était-elle la raison de cet abandon ? Ou bien une conséquence ? Que de questions qui resteraient sans réponses à moins de trouver un ouvrage traitant du sujet... Je soupirai de frustration, ma curiosité piquée au vif.

Je me relevai en époussetant mes habits et ramassai le vase. J’espérai réussir à le transporter sans encombre pour tenter d’en apprendre plus auprès d’historiens ou de mages. Varech dormait toujours sur les rives du lac, baigné par la pale lueur du croissant de lune qui commençait à se lever. Je m’empressai de revenir au campement pour y emballer soigneusement le fragile vase que je calai dans une des sacoches de selle de Varech. Puis je me dévêtis et m’en allai nager dans les eaux sombres et accueillantes du lac si tranquille.

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